Albert JACQUARD est né en 1925 à Lyon . Polytechnicien (1945), diplômé de  l’Institut de statistiques (1951).
Ingénieur en organisation et méthode, puis secrétaire général adjoint à la SEITA, (1951-1961). Ministère de la Santé publique (1962-1964), Institut national d’études démographiques en 1965.
Docteur en génétique des populations
Expert en génétique auprès de l’OMS  (1973-1985)
Enseignant aux  universités de Genève et de Paris VI.

A présent retraité, il est président d’honneur et coprésident des associations "Droit au logement" et  "Droits Devant !" (aide  des sans-abri, des sans-travail, des sans-voix..)
Distinctions : Légion d’honneur, Prix scientifique de la Fondation de France (1980), Prix littéraire de la Ville de Genève (1992).

Publications : Génétique des populations (1974), Éloge de la différence (1982), Tous pareils, tous différents (1991), Science et croyances (1994), J’accuse l’économie triomphante (1995), Petite philosophie à l’usage des non-philosophes (1997) et La Légende de demain (1997).

Le Travail...

Tout a changé avec l’invention de l’élevage et de l’agriculture; il a fallu préparer les champs, stocker les récoltes, les protéger... d’où l’apparition d’activités nouvelles, le plus souvent très fatigantes, ou même chargées de dangers mortels comme les guerres. L’essentiel du temps a été consacré au "travail". Pour se justifier vis-à-vis d’eux-mêmes, les hommes ont alors imaginé de faire de ce travail une fatalité imposée par les puissances divines, une malédiction.

Le travail n’est ni une malédiction ni même un devoir inconditionnel. Le devoir des hommes est de participer à la construction des personnes, la sienne comprise. Il faut pour cela, bien sûr, préserver la vie, donc obtenir les biens, nourriture, énergie, sécurité qui sont nécessaires à la poursuite de nos métabolismes. Si cela ne peut être obtenu sans travail, ce travail est effectivement un devoir. Mais si, par chance, ces biens sont offerts par la nature, ou réalisés en grande partie par des machines, on ne voit pas au nom de quoi on imposerait aux hommes de travailler.

Avoir fait du travail la source de l’entrée en humanité me semble une perversion. On a confondu, plus ou moins sciemment, le travail-torture et l’activité libérante. La générosité, le dévouement sont des attitudes plus anoblissantes que le courage au travail.

En fait, la glorification du travail a été, pour des régimes totalitaires, un bon moyen de préserver l’ordre établi; pendant qu’ils sont au travail, les citoyens n’ont pas le goût ou la possibilité de se poser, et de poser au pouvoir, les questions fondamentales. L’oisiveté est, dit-on, la mère de tous les vices, mais l’excès de travail est le père de toutes les soumissions.

Cette négation du rôle quasi religieux du travail n’est pas une apologie de la paresse. Ne pas travailler n’est pas rester inactif; c’est profiter d’un temps disponible pour échanger, rencontrer, réfléchir, seul ou à plusieurs, lire, écouter, créer. En ce sens, un enseignant ne "travaille" jamais, non plus un enseigné. En revanche, leur activité peut beaucoup les fatiguer, ce n’est pas incompatible.

La diminution de la quantité de travail permettant de produire les biens nécessaires devrait être saluée comme un des grands succès de notre imagination créatrice. Que cette diminution soit source de chômage est le signe d’une erreur fondamentale de l’organisation de notre société. Le véritable remède contre le chômage est qu’il n’y ait plus de travail pour personne, mais pour chacun une place dans la société.

La Religion...

La laïcité est l’acceptation de toutes les opinions et de tous les comportements qui savent respecter l’autre. L’unicité de Dieu proposée par le pharaon Akhenaton est en fait la base de la laïcité. Il n’est plus question de s’entre-déchirer au nom d’une multitude de divinités, mais de constater l’unicité de l’espèce humaine dans son devenir.
[...]
Une société est laïque lorsqu’elle permet à tous d’adhérer aux diverses croyances, avec comme seule restriction le respect des autres. Cette laïcité est la base même de la vie en commun. À l’entrée de la Cité des Hommes, on devrait inscrire : "Que nul n’entre ici s’il n’est respectueux des autres."

Le croyant, s’il est chrétien, regarde comme une vérité évidente l’affirmation que Jésus est le Fils de Dieu ; s’il est musulman, l’affirmation que le Coran a été dicté par Dieu à Mahomet. Ces affirmations ne peuvent évidemment pas faire l’objet d’une preuve. Personnellement, je ne vois pas pourquoi je les accepterais comme vraies ; je ne suis donc pas "croyant". Pour autant je ne peux prétendre qu’elles sont fausses ; je ne suis donc nullement "athée". Je suis, comme beaucoup, agnostique, c’est-à-dire conscient de mon incapacité à dire quoi que ce soit à propos de ce qu’il est convenu de désigner par le mot Dieu.

Cette foi que je ne partage pas, je la respecte infiniment chez ceux qui la proclament, car elle est présente au plus intime de leur personne. Ce n’est pas à moi à semer le doute en eux. J’ai, en revanche, à confronter les conséquences qu’ils tirent de leur foi pour leur comportement avec celles que je tire de mes propres convictions. Or, bien souvent, il y a convergence. Ainsi, l’Évangile propose une attitude vis-à-vis du "prochain" qui me semble exactement celle que devrait adopter tout homme lucide. Que Jésus soit ou non Fils de Dieu, j’adhère au programme qu’il propose. Peu importe que cette adhésion soit le fruit d’une foi.

La liberté...

Idéalement, j’aimerais que tout puisse être dit, y compris ce que je récuse complètement, par exemple les propos fascisants ou racistes ; mais j’aimerais que l’éducation de tous soit suffisante pour rendre ces discours inoffensifs. Nous sommes loin de cette situation. Il faut donc, provisoirement, avoir recours à la coercition pour lutter contre ceux qui luttent contre la liberté.

La peine de mort...

La mort est le grand mystère. Par quelle aberration monstrueuse peut-on la présenter comme une peine ? Non, la mort n’est pas une peine ; aucun être sensé ne peut "donner" la mort à un autre être sensé, sauf à retourner à l’état de non-conscience qui a précédé l’émergence de la personne. Toute société qui accepte de faire figurer la mort dans l’arsenal de ses peines montre qu’elle est en état de barbarie, dirigée par des inconscients. Je refuse d’argumenter avec ceux qui la présentent comme efficace ou utile dans la lutte contre le crime : je n’argumente pas contre un primate.